Le matin de la chute du régime, la Syrie a vécu un moment historique. Les citoyens ont investi les prisons, les institutions gouvernementales et l’ancien palais présidentiel, désormais rebaptisé Palais du Peuple. L’ambiance générale était marquée par une euphorie et une célébration collective, motivées par l’espoir de retrouver des informations sur leurs proches disparus. Cependant, cet élan populaire a rapidement entraîné une désorganisation, qui a en partie empêché la récupération et l’organisation des documents administratifs de l’ancien régime pour leur sauvegarde.

Depuis le 8 décembre, la Syrie a un nouveau gouvernement. Pour que l’histoire puisse s’écrire, que les citoyens et les citoyennes puissent comprendre ce qui s’est passé dans leur pays sous la dictature de la famille Assad, pour que les procès puissent se tenir il est impératif que les documents produits par l’ancienne administration soient conservés, archivés et accessibles – ceux produits par les détenus eux aussi¹. Or les articles et reportages mis en ligne par la presse ou les médias sociaux depuis le début du mois de décembre 2024 sont inquiétants. Plusieurs scènes filmées montrent des journalistes au milieu de documents éparpillés, vulnérables, exposés au vol. Ces documents sont des archives. Ces archives doivent être rassemblées, protégées et leur conservation garantie. Plusieurs personnes, sur place, ont témoigné de vols et de destructions,, même après le 8 décembre. Certains documents sont déjà publiés sur les réseaux sociaux par des personnes peut être poussées par de bonnes intentions, mais ils pourraient servir aussi de menaces ou de tentatives d’extorsion. Les photographies, les détails de ce qu’a été la vie des détenus, les listes de noms de personnes emprisonnées ou disparues tout comme les noms des bourreaux doivent rejoindre les archives de la nouvelle Syrie². À la confusion qui a conduit à la perte ou à la détérioration de documents essentiels, s’ajoutent des preuves démontrant que le régime précédent a délibérément détruit des archives importantes. Ainsi, des enregistrements vidéo provenant de la tristement célèbre branche de sécurité 235 connu sous le nom « Palestine » à Damas donnent à voir des rayonnages remplis de dossiers réduits en cendres³, détruisant par le feu les traces du sort des détenus politiques.

Il faut dès à présent que tous les documents du régime précédent soient collectés et réunis au sein de nouvelles archives nationales de la Syrie, dirigées par des professionnels. Elles contribueront à garder la mémoire individuelle et collective du pays mais aussi fournir des sources d’informations fiables pour une gouvernance responsable et transparente⁴. La responsabilité de préserver les documents incombe aux nouvelles autorités qui doivent s’associer aux militants et militantes syriens exilés qui ont, d’ores et déjà, entamé un travail de collecte et de structuration des archives nationales syriennes. Depuis treize ans, le site Syrian revolution archives ⁵ documente les crimes et violations du régime, et leurs efforts ont déjà permis, depuis la chute d régime, de révéler l’identité de nombreux responsables impliqués dans les crimes contre les détenus politiques. Depuis 2011, la plateforme numérique Creative Memory of the Syrian Revolution⁶ a archivé l’expression libre, l’art et la culture durant toute la période de révolution et de guerre en Syrie. D’autres encore ont réalisé un minutieux travail d’archives sur d’autres parties de cette histoire, elles pourront être croisées avec celles collectées sur le terrain.

Il est ainsi impératif de structurer et d’organiser ces archives pour éviter que le désordre actuel ne compromette leur préservation. Compte tenu de l’état actuel des institutions syriennes et des défis considérables auxquels les nouvelles autorités font face, il est essentiel qu’elles s’appuient sur les actions déjà menées par la diaspora pendant les années Assad et qu’elles restent ouvertes aux collaboration avec des structures spécialisées en archivage. Pour que cela fonctionne, il est nécessaire que la neutralité de ces structures et leur engagement à préserver une documentation impartiale de la révolution syrienne soit assurés. Seule une approche vigilante garantira que ces archives deviennent un outil essentiel pour la justice et la mémoire collective, tout en protégeant leur intégrité face aux risques de manipulation.

Cela est possible. Rappelons-nous en 1922, l’explosion à Belfast du bâtiment des archives nationales d’Irlande par l’armée anglaise : aujourd’hui le fonds d’archives a été reconstitué virtuellement avec le secours d’une collecte mondiale. Rappelons-nous qu’au moment de la révolution en Tunisie, Hédi Jallab le directeur des archives nationales a fait transporter dès la chute de Ben Ali les archives de l’ancien gouvernement

Tentative de réunion d’articles sur l’état des archives en Syrie après le 8 décembre – Nous ajouterons ceux qui nous seront envoyés comme tout signalement de manipulation ou destruction d’archives.

Al Mounes, Maher, « Pour la Croix-Rouge, retrouver les disparus en Syrie sera un “énorme défi” »,  TV5 MONDE – Informations,  2025-01-05, En ligne : https://information.tv5monde.com/international/pour-la-croix-rouge-retrouver-les-disparus-en-syrie-sera-un-enorme-defi-2755871 [consulté le 6 janvier 2025].

Cahllaghan, Louise, « Secret Assad files show Stasi of Syria put children on trial », The Times, 28 décembre 2024, https://www.thetimes.com/world/middle-east/article/syria-assad-secret-files-investigation-t5k0k2bnn [consulté le 6 janvier 2025].

Fabio Tonacci, « Syrie : au cœur des archives d’Assad, parmi les documents du contre-espionnage abandonnés », La Reppubblica reproduit dans Le soir, 26 décembre 2024 https:// www.lesoir.be/644738/article/2024-12-26/syrie-au-coeur-des-archives-dassad-parmi-les- documents-du-contre-espionnage [consulté le 6 janvier 2025].

Stéphanie Maupas, « En Syrie, la bataille pour la préservation des preuves des crimes du régime Al- Assad », La matinale du Monde, 11 décembre 2024, https://www.lemonde.fr/international/ article/2024/12/10/en-syrie-la-bataille-pour-la-preservation-des-preuves-des-crimes-du-regime-al- assad_6440888_3210.html [consulté le 6 janvier 2025].

Extraits de reportages de Al Jazeera arabic,

• 11 décembre 2024: à 2 minutes 15 secondes, le journaliste Amr Halabi montre la salle des archives de la prison de Damas, branche palestinienne.
• 2 January 2025 (sur la plateforme Ather): Entretien avec la journaliste Khadija Benguenna et Osama Othman qui partage un éclairage inédit sur la constitution des archive César qui pendant plus de dix ans a collecté une documentation importante sur les actes de torture infligés aux Syriens. Ces preuves sont essentielles après la chute du régime d’Assad et leurs implications pour l’avenir d’une Syrie en reconstruction (1h 47min) : https://www.youtube.com/watch?v=VDT_It03lMI

Version en langue anglaise : https://phonotheque.hypotheses.org/48920

L’image “à la une” est extraite du premier reportage (à 4min 5s), droits réservés Al Jazeera.

Ce texte a été rédigé par un collectif prêt à rejoindre d’autres initiatives ou à s’agrandir, écrivez-nous à : veronique.ginouves<at>univ-amu.fr

1. Sur cette question, nous vous renvoyons à l’entretien de Marguerite Catton avec Farouk Mardam-Bey sur France-Culture à propos de la littérature carcérale syrienne qui évoque la nécessité de la patrimonialisation de la prison de Saidnaya (19min). [↩]
2. À la phonothèque, nous cherchons toujours les traces de l’incarcération de Bassel Khartabil, informaticien qui a traduit en langue arabe et diffusé les licences creative commons en Syrie avant d’être brutalement emprisonné. Nous avons appris en 2017 qu’il était mort probablement en 2015, sans doute quelques mois avant la destruction de la terrible prison de Tadmor par l’État islamique en 2015, anéantissant avec elle toutes les archives de l’établissement et les informations sur les prisonniers. [↩]
3. Les films sont nombreux en ligne, nous les collectons, nous avons repéré ceux-ci : https://www.instagram.com/alghadtv/reel/DDsIAmivxQa/?locale=ne_NP&hl=en-gb ; https://fb.watch/wOtapG3BNA/ ; https://www.youtube.com/watch?v=wM-k5K-y_7A [↩]
4. Rappelons, comme il est indiqué sur le site de l’ICA – International Council on Archives = Conseil international des archives -, que pour qu’une archive puissent être jugée valable, elle devra démontrer les caractéristiques suivantes : Authenticité – le document doit être légitime, autrement dit, il doit avoir été créé par la personne et au moment indiqués dans celui-ci. Fiabilité – il s’agit de déterminer si un document donné présente le thème traité de manière suffisamment précise. Toutefois, même dans les documents les plus fiables, les informations qui s’y trouvent seront forcément présentées à travers le prisme de leur(s) auteur·e(s). Intégrité – c’est-à-dire la notion d’exhaustivité, selon laquelle le document reprend tous les contenus nécessaires pour former un ensemble cohérent. Exploitabilité – l’accessibilité d’une archive, tant en ce qui concerne son état physique que les conditions et le lieu de son stockage. Les catastrophes naturelles, les conflits armés et l’altération des données sont autant de phénomènes susceptibles de rendre inutilisables des archives. La politique des États et des institutions sont également capables d’empêcher les citoyens d’exploiter concrètement les archives. Pour garantir l’authenticité, la fiabilité et l’intégrité d’une archive, il est nécessaire de conserver des in- formations relatives à son contexte ainsi qu’à celui de tout autre document connexe. [↩]
5. Compte X : https://x.com/syr_rev_archive?lang=fr, site officiel : https://www.syriarevodoc.com. [↩]
6. Pour en savoir plus sur ce projet : https://creativememory.org/fr/about-us. [↩]